Raven est têtue. Dans le genre trop têtue. Lorsqu’elle a décidé quelque chose, elle met tout en œuvre pour l’obtenir, pas forcément par les moyens les plus légaux ou les plus sains. Elle est en effet malicieuse et rusée. Même si elle éprouve des regrets avec le recul, elle ne pourra éteindre le sentiment de satisfaction qui l’anime d’avoir eu ce qu’elle désirait. Elle ne cesse de se maudire pour cette facette égoïste d’elle-même.
Raven n’est pas quelqu’un qui a confiance en soi. Derrière ses côtés grande gueule vulgaire et provocateurs, elle cache une fragilité qu’elle ne dévoile à personne. Peut-être un jour, si elle arrivait à dénicher une personne en qui elle peut se confier. Ce n’est pas encore à l’ordre du jour néanmoins. Lorsque vous n’avez pas confiance en vous et que vous êtes un brin associable, il est difficile de faire des connaissances, de rencontrer des amis potentiels.
Perfectionniste, Raven l’est également. Elle prend trop à cœur ce qu’elle entreprend, que ce soit au niveau de son travail, de son passe-temps, mais également de ses piètres relations. Le problème avec les perfectionnistes, c’est qu’ils attendent des autres qu’ils agissent avec autant d’attention et de réflexion que vous. Encore un mauvais point pour la pauvre vie sociable de Raven.
Pourtant, si l’on apprenait à connaître cette jeune femme, on découvrirait une personnalité attachante, dévouée et brave. Raven, c’est ce genre de personne qui ne compterait que trois amis, mais pour lesquels elle donnerait sa vie si on le lui demandait.
Enfin, on peut dire de Raven qu’elle est mélancolique : elle se plaît à ressasser les anciens temps du monde. Qu’elle aurait préféré y vivre ! A cette époque, les hommes rêvaient toujours de magie, de mondes fantastiques qui vous prenaient aux tripes… Mais maintenant, l’homme se sent capable de tout créer. Il n’y a plus de magie. L’homme est un Dieu qui s’amuse à fabriquer ce que bon lui semble. La peur de mourir l’a fait délirer. Dans sa recherche de vie éternelle, il n’a été capable que de donner une fausse espérance à des simulacres de lui-même. Et Raven les déteste de tout son être. Et surtout, elle en a terriblement peur.
Raven pèse 55kg pour 1m68 : une belle taille fine avec des formes moyennes. Un corps que plusieurs filles de son âge sont en droit de jalouser. Ses cheveux sont châtains, coiffés en mèches épaisses autour de son visage. Ses yeux verts très clairs, rarement maquillés, s’accommodent plutôt bien avec son teint de peau plutôt pâle et son petit nez arrondi. Elle a une très mauvaise vue et porte des lentilles la plupart du temps. Lorsqu’elle reste seule chez elle, il lui arrive de porter des lunettes rectangulaires aux bords noirs. Divers piercings égayent ses oreilles et, par paresse et par ennui, elle a pris l’habitude de relever ses cheveux par un bandeau coloré. Un tatouage, inconnu pour la plupart, souligne son sein droit avant de passer sur ses côtes, sur son dos et de remonter sur son omoplate droite. Enfin, une chaîne en or encadre son cou en toutes circonstances : un pendentif avec sa date de naissance- à savoir le 6 juin 2026- y est accroché, qu’elle porte depuis son plus jeune âge.
D’origine londonienne, elle a déménagé à Montréal lorsqu’elle avait 15 ans. Aujourd’hui, elle est parfaitement bilingue, mais a gardé cet accent musical et sophistiqué qu’ont les Anglais lorsqu’ils parlent le français. Elle contraste ainsi avec le français plus enjoué et brute prononcé par les autochtones.
- Il paraît qu’ils peuvent faire le ménage. Ca pourrait nous être utile, non ?
- Je ne sais pas Georges… Peut-on leur faire confiance ?
Elle se souvient qu’il haussa les épaules.
- Si jamais il y a des problèmes, on le renvoie c’est tout. Et il pourrait aussi s’occuper de Raven, jouer avec elle, regarder la télé…
- Si tu le dis… Mais ça ne peut pas remplacer un être humain, avait répondu sa mère sur un ton sceptique.
- Je le sais bien. Mais nous sommes occupés tous les deux.
- Je ne suis pas très à l’aise à l’idée de laisser ma fille seule avec un robot, tu sais.
Il avait soupiré, vaincu.
- Très bien, pas d’androïdes. Tu en penses quoi, Raven ? Des androïdes que l’on voit à la télé ?
Il s’était retourné et avait posé sur elle ses grands yeux verts dont elle avait hérité.
- Ils me font peur, avait-elle murmuré plus pour elle-même qu’à l’attention de ses parents. C’est comme s’ils nous copiaient…
Georges avait senti le regard accusateur de son épouse dans son dos.
- Tu vois. Elle a 10 ans et elle réagit déjà comme ça. Ne parlons plus de tout ça.
***
- Alors, que penses-tu de Montréal, chérie ?
Elle avait haussé les épaules.
- J’en sais trop rien, maman. On dit qu’il y a beaucoup d’androïdes, ici.
- À Londres aussi…
- Je sais.
Elle s’était mordu la lèvre.
- Il faudra juste que je m’habitue, je suppose. Mais cette histoire d’attentat n’aide pas à me rassurer.
- Justement ! était intervenu son père. Les androïdes vont maintenant nous permettre de lutter contre ces terroristes. C’est avec les hommes qu’il y a des problèmes, pas avec les robots. Ne trouves-tu pas ?
- Tu as peut-être raison…
- De toute façon, on ne pouvait pas rater cette occasion. J’ai obtenu un super poste à l’hôpital ici, tu le sais bien.
- Je sais.
Son père, grand médecin de son état, s’était vu proposé un poste à Montréal qu’il n’avait effectivement pas pu refuser. Déménager n’avait pas vraiment dérangé Raven. Ce qui l’inquiétait, c’était Montréal. Du haut de ses 15 ans, il lui semblait ne pas voir le monde de la même manière que les autres. Sa mère, d’abord réticente à l’idée de côtoyer les robots, avait finalement changé d’avis. Devant les apports de ces machines, elle n’avait pu que revoir ses préjugés : pas de problèmes avec les androïdes, tout était beau, tout était mignon. Tu parles. Les ordinateurs pouvaient se faire pirater, démantibuler de l’extérieur. Pire, parfois ils présentaient des bugs incorrigibles, sans que l’homme ne soit capable de les expliquer ni même, de les réparer. Alors, comment pouvaient-ils se reposer sur des ordinateurs ? Ce n’était pas parce qu’ils les avaient façonnés à leur image qu’ils n’en demeuraient pas moins des créations humaines. Tout était faux chez eux. Une machine n’avait pas sentiments, ils ne pouvaient être que factices, des imitations de véritables êtres vivants.
***
- J’ai un devoir à terminer pour l’université. Je rentrerai tard, ne m’attendez pas pour manger.
- Très bien ! Veux-tu que je te garde quelque chose au frais pour quand tu rentreras ?
Sa mère avait toujours été aux petits soins avec elle.
- Non, ne t’inquiète pas. Je verrai en rentrant.
- Je pourrais te préparer ton plat préféré, Raven !
Elle avait tourné la tête vers un homme qui devait avoir une trentaine d’années. Des cheveux blonds coupés courts, des yeux bleus, une taille mince et élancée… L’archétype du mec mignon, celui qui posait dans les magazines que ses camarades de classe lisaient avec une passion dévorante que Raven n’avait jamais comprise. Sauf qu’il n’avait rien d’humain.
- Ça ira, Tim, avait-elle répondu d’un ton cassant.
À dire vrai, elle n’était pas capable de lui parler gentiment. Parfois, elle croyait voir une once de regret dans son regard, ce qui l’effrayait d’autant plus : n’étaient-ils pas incapables de ressentir la moindre émotion ? Où allait donc le monde, si ces copies d’homme se mettaient à ressentir différents sentiments ? Alors, ils pourraient devenir hors de contrôle…
Raven étudiait la littérature, le monde de l’édition et des bouquins qui conservent un goût suranné, dépassés désormais par le numérique. Néanmoins, de nombreuses personnes prenaient toujours un plaisir indescriptible à tourner les pages rêches d’un livre, à sentir cette odeur particulière, ce mélange d’encre et de papier qu’on ne pouvait retrouver nulle part ailleurs. Raven faisait partie de ces personnes. Si les livres étaient capables de la transporter, il en était de même pour leur contenu : l’imaginaire n’a pas de limite. Entre les lignes, Raven quitte son monde bourré de machines, pour rejoindre des cieux plus naturels, plus magiques. C’est dans l’idée de devenir écrivain un jour qu’elle a entrepris ces études, qui n’étaient pas forcément au goût de son père : tout le monde sait bien que ce sont les sciences qui sont sur le devant de la scène, certainement pas les lettres. Néanmoins, il n’a jamais empêché Raven de mener les études qu’elle désirait ; une part d’elle-même lui en fut toujours reconnaissante.
Conformément à ses dires, Raven quitta tard la bibliothèque ce jour-là. Elle avait eu des tonnes de bouquin à survoler et n’avait pas vu l’heure défiler. Après s’être excusée auprès du bibliothécaire qui l’avait gentiment invitée à quitter les lieux, elle s’était empressée de rejoindre la maison familiale. Même si elle préférait d’ordinaire marcher et prendre un bol d’air frais, elle monta dans le premier bus qui s’arrêta.
Elle entendit les pompiers bien avant de sentir la fumée et d’apercevoir les flammes lécher la somptueuse habitation. Le temps s’arrêta tandis que les reflets orangés se mêlaient à ses prunelles vertes. Hagarde, elle sortit du bus, alors que son sac glissait de son épaule. Elle ne prit pas la peine de le ramasser. Un déclic se fit dans son esprit et elle courut le plus rapidement possible qu’elle put jusque sur le seuil de la maison.
- Hé !
Un pompier l’interpella et la saisit par le bras. Elle se souvient leur avoir hurlé que ses parents étaient à l’intérieur. Elle se souvient du regard navré de l’homme du feu. Ses paroles n’étaient pas claires, néanmoins. Qu’avait-il dit ? « Il était trop tard » ? « Nous n’avons rien su faire » ? Peut-être était-ce cela. Ou des mots équivalents. On l’entraîna à l’écart. Ils cherchaient la cause de l’incendie. Plusieurs mots revenaient « dysfonctionnement », « androïde », « morts ». Alors elle sut. Ou plutôt, elle se forma une cause qu’elle avait toujours gardée au fond d’elle-même : c’était la faute de Tim. Cette foutue machine avait déconné d’une manière ou d’une autre.
La raison de l’incendie lui fut rapportée deux jours plus tard, alors qu’elle avait été placée chez un oncle qui habitait un petit appartement à l’extérieur de Montréal. On lui avait dit que quelqu’un avait oublié un plat sur le feu. Que ses parents étaient endormis à l’étage au moment de l’incendie. Qu’ils s’étaient réveillés assaillis par la fumée et les flammes. Mais Raven n’y croyait rien. Elle avait entendu les pompiers – ou était-ce ce qu’elle désirait entendre ? C’était Tim qui avait déconné. C’était lui la raison de tout ça. Tout était de sa faute, parce que ce stupide robot avait voulu lui préparer quelque chose. C’était forcément ça. Quoi d’autre ?
***
Elle passa sa main sur la couverture de cuir. Avec des gestes lents et précis, elle ouvrit le livre et fit voltiger les pages faite d’un papier recyclé. Il sentait bon. Elle admirait les caractères dactylographiés s’entrelacer sur les pages d’un blanc usé et imaginait déjà les scènes merveilleuses qui s’y déroulaient. Un roman de plus à ajouter à sa longue liste qui s’empilait sur sa table de nuit.
- Tu rêves encore, Raven.
Elle secoua la tête et releva la tête du bouquin avant de constater la pile qui s’étendait à ses pieds.
- Mouais. Il a l’air sympa, celui-là.
Sa collègue se pencha au-dessus de son épaule et constata le titre. Elle hocha vigoureusement la tête.
- Toutes les critiques sont bonnes, je me réjouis de le lire aussi.
Raven se redressa et porta ses yeux verts sur son interlocutrice. Grande, légèrement rondelette, elle avait une carrure plutôt impressionnante pour une jeune femme. Ses cheveux bruns, emmêlés dans des boucles indisciplinées, encadraient son visage rond. Des yeux rieurs éclairaient son visage, contrastant avec le regard éperdument sombre de sa collègue. Morgane et Raven travaillaient ensemble depuis maintenant six mois. Elles n’étaient pas à proprement parler « amies », mais un semblant de relation commençait à se créer entre les deux jeunes femmes. Morgane tenait une librairie d’une tante partie à la retraite. Elle avait quelques années de plus que Raven et ne s’était pas sentie capable de reprendre la boutique sans une aide appréciable.
Raven était parvenue à boucler sa dernière année d’étude, bien que difficilement après les événements familiaux qu’elle avait vécus. Une partie de sa mémoire demeure floue aujourd’hui, et elle n’en garde qu’un sentiment de haine et de peur au fond d’elle-même. Néanmoins, il avait bien fallu chercher du travail. Même si elle aurait préféré quitté la ville de Montréal, un boulot l’avait particulièrement intéressée dans le journal des petites annonces. Sans trop réfléchir, elle s’était présentée à la librairie. C’est ainsi qu’elle était devenue l’assistante de Morgane. Quelques jours plus tard, elle avait emménagé dans le quartier de Westmount et s’était offert une petite maison avec le riche héritage que ses parents lui avaient laissé. Un appartement lui aurait assuré des rencontres malheureuses avec les machines. La maison demeurait grande pour elle, mais exempt de robots, elle était parfaite.
Alors que Raven rangeait les romans à la place prévue à cet effet, elle jeta un coup d’œil inquiet vers l’entrée du magasin. Une clochette avait tinté. Un androïde venait d’ouvrir la porte. Son sang se figea quelques secondes. Elle secoua la tête et se concentra sur sa tâche. L’androïde se contenta de faire un tour de la boutique, demanda un renseignement à Morgane que Raven n’entendit pas, puit sortit de la librairie en leur souhaitant une bonne soirée.
- Je me demandais Raven, ça va faire six mois que tu travailles ici. Si on allait boire un verre ? On va fermer dans dix minutes.
Mais sortir, c’était être confrontée aux androïdes en permanence. Le seul trajet qu’elle avait à effectuer jusqu’à sa maison était rempli de ces machines aux allures d’homme. Après l’accident, sortir lui avait été impossible. Recluse dans sa chambre, elle avait refusé d’en sortir, de peur de rencontrer un de ces monstres qui l’effrayaient tant. Heureusement pour elle, son oncle vivait seul et n’avait pas trouvé utile de s’offrir un androïde. Il se contentait d’un chien bien vivant qui répondait au nom de Sparky.
Elle avait pris conscience qu’elle n’arrangerait pas les choses en cessant toutes activités extérieures. Non, si elle voulait trouver des solutions pour se débarrasser des androïdes, ce ne serait pas depuis sa chambre. Elle s’était alors reconstruite, sur les conseils et les réconforts d’oncle Jameson et avait repris ses études en cours de route. Ses bonnes connaissances et sa passion pour les cours qu’elle suivait lui avaient permis de s’en sortir. Le travail dans la librairie de Morgane avait également joué un grand rôle dans sa guérison psychologique : il l’obligeait à côtoyer des robots, mais lui offrait en échange une liberté de pensée incommensurable à travers les livres qu’elle traitait.
- C’est sympa hein… mais je préfère rentrer chez moi.
Morgane soupira et s’approcha de sa collègue. Elle connaissait bien l’aversion de Raven pour les androïdes. Au début, elle avait cru avoir à faire à une réfractaire supplémentaire. Mais Raven ne se contentait pas de haïr les robots, elle en avait terriblement peur. Petit à petit, Morgane comprenait la jeune fille et la trouvait même attachante. Elles discutaient souvent toutes les deux lorsqu’elles fermaient la librairie, ou lorsque les clients se faisaient plus rares.
- Bon, d’accord pour cette fois. Mais tu sais, je pense que ça ferait plaisir à Éric que tu passes un jour à la maison. Ca fait longtemps qu’il ne t’a plus vue.
Éric et Morgane étaient mariés depuis un peu plus d’un an maintenant. Mais ils avaient un androïde à la maison. Comme presque tout le monde, pour dire vrai.
- Enfin, tu sais que je ne t’y forcerais pas.
- Je sais. Je vais y réfléchir.
Ce serait bien. Un semblant de vie sociale. Souper avec des amis. Boire un verre. Mais elle avait la désagréable sensation qu’elle abandonnait la lutte contre les androïdes si elle commençait à vivre « normalement » auprès d’eux.
***
Elle se laissa tomber sur le canapé moelleux de son vaste salon et alluma la télévision. Elle zappa sans grande conviction jusqu’au début du journal télévisé. Une émission spéciale commençait. Raven fronça les sourcils et augmenta le volume. Ses yeux ne quittèrent pas l’écran avant que l’émission se termine. Un androïde s’était retourné contre les humains et avait attaqué plusieurs d’entre eux. Pour une fois, personne n’avait étouffé l’affaire. Faut dire, vu le nombre de témoins, il aurait été compliqué de faire passer sous silence le dysfonctionnement du robot. Un sourire s’épanouit sur les lèvres de Raven. Enfin ! Cette preuve n’était peut-être pas suffisante pour faire comprendre au monde entier à quel point les androïdes étaient dangereux, mais sans doute allait-elle permettre de faire changer d’avis une partie de la population.
- Il est temps que ces saloperies retournent à la casse. Et leur partisans avec.