Quelque chose avait merdé.

Normalement, Numa devait être chez lui. Sa vie cadrée, chronométrée, son quotidien rassurant avait été chamboulé par une petite erreur. Pourtant, tout s'était passé plus ou moins comme d'habitude. Il s'était rendu au centre vers 17h, il l'avait quitté aux alentours de 18h30. Ensuite, il avait pris le bus pour rentrer chez lui. Lorsqu'il s'était arrêté devant lui, il avait hésité. Il était resté planté pendant une longue minute devant les portes, gênant le passage, subissant les regards réprobateurs, les remarques. Et finalement, lorsque le conducteur l'avait pressé d'un « tu montes ou non, jeune homme ? Décide-toi », il avait obéi. Gêné de gêner les autres. Il s'était assis au fond du bus, les yeux rivés sur son téléphone. Puis au bout de deux arrêts, il s'était rendu compte qu'il était monté dans le mauvais.

Quelque chose avait donc bien merdé.

Toutefois, ça ne signifiait pas qu'il avait osé se manifester. Il avait d'abord dû faire face à l'angoisse de se retrouver PAR ERREUR dans le mauvais bus, de voir son quotidien bouleversé. Ensuite, il s'était mis à réfléchir à toute vitesse, sans avoir la moindre idée où le bus l'emmenait. Enfin, il s'était tassé sur sa chaise, la tête rentrée dans les épaules. Il avait glissé la capuche de son sweat bleu sur son crâne, il avait vu le paysage défilé encore et encore à travers les vitres, la nuit était tombée au fur et à mesure. Les néons, les devantures des magasins, les voitures, tout ceci s'étaient déformés sous la vitesse à laquelle le bus roulait. Au bout d'un moment, il s'arrêta, et il se concentra pour espérer savoir où il était. Déception, le conducteur invita tout le monde à descendre, car ils étaient arrivés au terminus.

Sans un mot, sans un regard sur le conducteur qui l'épia, Numa descendit. Il plaqua d'abord ses paumes sur ses yeux, attaqué de toute part par les lumières de la ville. Il y avait du monde, sans doute parce qu'on était vendredi soir. Ça grouillait de voix, de musique, et de lumières. La migraine tapa contre ses tempes, tandis qu'il prenait une profonde inspiration. Son coeur tambourinait contre sa poitrine, il peinait à respirer, et à rester calme. Sous sa capuche, il ricanait, et se balançait d'avant en arrière. Quelques coups d'oeil en sa direction, mais personne n'intervint. Il était juste bizarre. Ouais, il arrivait à être bizarre dans un univers coloré et disparate.

Ses mains se cramponnaient toujours sur son téléphone, tandis que l'angoisse remontait dans sa gorge. Les néons se braquaient sur lui, déformant sa vision. Il eut les yeux fatigués, brûlés à vif, tandis que les voix et la musique devenaient des cacophonies distordues. Il avait mal. Partout. Dans un endroit inconnu, avec des gens, trop de gens, Numa avait la nausée. Avec le temps, et grâce au centre, il avait appris à reconnaître les signes. D'abord, son cerveau peinait à traiter le raz-de-marée d'informations qui se fracassait contre lui, ensuite, tout se brouillait. Il était incapable d'entendre, un son aigu supplantait le reste. Ensuite, il percevait les battements de son propre coeur, accompagné de sa respiration erratique. La nausée arrivait par vague, l'estomac noué. Il devait se réfugier quelque part, avant de faire un malaise.

Numa avala sa salive, il ouvrit son sac à dos, il plongea la main à l'intérieur pour prendre une bouteille d'eau, et ses médicaments. Il avala en une bonne gorgée ses anxiolytiques, et il garda dans sa paume un petit objet. Un stimtoy circulaire, ressemblant de loin à un bonbon ; au centre se trouvait une perle soigneusement nouée par un élastique. Avec son pouce, il pouvait appuyer sur la perle pour la faire légèrement sortir du cercle. Il rangea ses médicaments et sa bouteille d'eau, ses mains tremblaient encore plus fort. Il inspira, il expira, et il savoura la sensation que l'objet lui procura entre les doigts. C'était à la fois souple et ferme, doux. Il trouva satisfaction à appuyer de son pouce sur la perle, alors qu'il se crispait sur le cercle. Au moins, il avait cessé de ricaner.

Ça n'éviterait pas la surcharge sensorielle, mais au moins, ça le sauvait des angoisses. Numa releva la tête, et il aperçu un bar plus rassurant que les autres. Sans doute parce que sa devanture était d'une chaleureuse couleur bleue, et qu'il aimait cette couleur. Il s'y dirigea, les yeux braqués sur ses pieds. Il entra dans un mot, la musique était moins forte qu'à l'extérieure, et il n'était pas très peuplé. Il alla se réfugier dans un coin, très loin, très loin, des autres. Il continuait de jouer avec le stimtoy, tout en pianotant sur son téléphone. C'était à peine s'il avait remarqué qu'il n'y avait que des hommes ici, peut-être une ou deux filles venues accompagner leurs amis.

Il s'aperçut encore moins que quelqu'un vint s'asseoir en face de lui.